Philosophie et aventure
Apostolos Apostolou
La philosophie n’est pas tant un système qu’une aventure. La description philosophique de l’aventure n’a été tentée que par George Simmel dans un essai de psychologie philosophique, recueilli dans Philosophische Kultur.
Georg Simmel (né à Berlin en 1858, mort à Strasbourg en 1918) est connu pour ses travaux de sociologie, notamment ceux sur la méthodologie de cette discipline.
En 1911 parut à Paris un ouvrage, Mélanges de philosophie relativiste, que Simmel avait composé pour le lecteur français. Publier en France une telle anthologie remontait à un projet avec Henri Bergson; les deux philosophes s’étaient en effet engagés à promouvoir mutuellement leurs œuvres dans leurs pays respectifs. Parmi les quinze qui composaient les Mélanges, les huit essais choisis pour ce volume montrent bien à quel point il a su développer des sujets comme l’art et le christianisme, l’aventure ou encore des réflexions sur les ruines, dont l’importance n’a cessé de grandir depuis lors.
Cependant, on doit noter que le mot d’aventure est riche de consonance. L’aventure est avènement, elle est avenir. Pour Vladimir Jankélévitch, l’aventure, l’ennui et le sérieux sont donc trois manières différentes de disposer du temps. Laure Barillas nous initie à cette pensée toujours en tension, toujours sur le fil, pour laquelle l’aventure suprême est l’aventure amoureuse.
Selon le texte: “L’Aventure, l’Ennui et le Sérieux sont trois manières dissemblables de considérer le temps. Ce qui est vécu, et passionnément espéré dans l’aventure, c’est le surgissement de l’avenir. L’ennui, par contre, est vécu plutôt au présent : certes l’ennui se réduit souvent à la crainte de s’ennuyer, et cette appréhension, qui fait tout notre ennui, est incontestablement braquée vers le futur; néanmoins le temps privilégié de l’ennui est bien ce présent de l’expectative qu’un avenir trop éloigné, trop impatiemment attendu a vidé par avance de toute sa valeur : dans cette maladie l’avenir déprécie rétroactivement l’heure présente, alors qu’il devrait l’éclairer de sa lumière.
Quant au sérieux, il est une certaine façon raisonnable et générale non pas de vivre le temps, mais de l’envisager dans son ensemble, de prendre en considération la plus longue durée possible. C’est assez dire que si l’aventure se place surtout au point de vue de l’instant, l’ennui et le sérieux considèrent le devenir surtout comme intervalle: c’est le commencement qui est aventureux, mais c’est la continuation qui est, selon les cas, sérieuse ou ennuyeuse.
Il s’ensuit naturellement que l’aventure n’est jamais « sérieuse » et qu’elle est à fortiori recherchée comme un antidote de l’ennui. Dans le désert informe, dans l’éternité boursouflée de l’ennui, l’aventure circonscrit ses oasis enchantées et ses jardins clos; mais elle oppose aussi à la durée totale du sérieux le principe de l’instant. Redevenir sérieux, n’est-ce pas quitter pour la prose amorphe de la vie quotidienne ces épisodes intenses, ces condensations de durée qui forment le laps de temps aventureux?”
L’aventureux est d’abord à la recherche d’un style de vie qui révèle une part de notre rapport à l’avenir et à notre propre destinée.
Ulysse incarne incontestablement la figure exemplaire du héros aventurier soumis à des épreuves qui font valoir ses vertus et constituent un véritable parcours initiatique.
Neuf jours durant nous naviguâmes jour et nuit;
le dixième jour déjà parut la campagne natale,
et nous apercevions les hommes et les feux tout près…
Alors, le doux sommeil m’envahit, j’étais épuisé,
ayant toujours tenu le gouvernail, le refusant
aux autres pour que nous fussions plus tôt rendus.
Et cependant, mes compagnons parlaient tous à la fois,
affirmant que je rapportais de l’or et de l’argent,
cadeaux d’Eole, généreux fils d’Hippotas.
Et il allaient disant, se regardant les uns les autres :
« (…) Et voilà maintenant ce qu’Eole par amitié
lui a donné…Allons! Vite ! Voyons ce qu’il en est,
combien d’or et d’argent il y a dans cette outre ! »
Tels étaient leurs propos ; ce mauvais dessein l’emporta,
ils défirent le nœud, tous les vents sautèrent dehors,
l’ouragan vite déchaîné les rejeta au large,
tout en pleurs, loin de la partie. Moi cependant,
réveillé, je me demandais dans mon cœur sans reproche
si j’allais me jeter à l’eau pour y périr
ou subir en silence et rester avec les vivants.
Je restai, je subis, couché tête couverte
dans le bateau. Les vents maudits nous ramenaient
à l’île d’Eolie, et mes compagnons gémissaient.
Homère, Odyssée, X, 28-55, ed. Poche La Découverte (1982), trad. Philippe Jaccottet.
Roland Barthes désigne l’aventure comme une illusion esthétique et une illusion rétrospective.
Comme la course amoureuse: «La course amoureuse parait alors suivre trois étapes (ou trois actes): c’est d’abord, instantané, la capture (je suis ravi par une image) : nient alors une suite de rencontres rendez-vous, téléphone, lettres, petits voyages), au cours desquelles j'”explore” avec ivresse la perfection de l’être aime, c’est-a-dire l’adéquation inespérée d’un objet a mon désir : c’est la douceur du commencement, le temps propre de l’idylle ».
L’aventure par excellence sera la démarche créatrice de l’esprit. Toute aventure n’est pas créatrice, mais la création est toujours une aventure. Aventure : c’est la vie dans son intégralité que la véritable aventure.
Apostolos Aposttolou. Professeur de philosophie ,Correspondant Projet Roots Athènes Grèce